lunes, octubre 17

quand même



La plupart des marmots veulent surtout voir l'âme, les uns de quelque temps d'exercise, les autres tout de suite. C'est la plus ou moins rapide invasion de ce désir qui fait la plus ou moins grande longévité du joujou. Je ne me sens pas le courage de blâmer cette manie enfantine: c'est une première tendance métaphysique. Quand ce désir s'est fiché dans la moelle cérébrale de l'enfant, il remplit ses doigts et ses ongles d'une agilité et d'une force singulières. L'enfant tourne, retourne son joujou, il le gratte, il le secoue, le cogne contre les murs, le jette par terre. De temps en temps il lui fait recommencer ses mouvements mécaniques, quelques fois en sens inverse. La vie merveilleuse s'arrête. L'enfant, comme le peuple qui assiège les Tuileries, fait un suprême effort; enfin il l'entrouvre, il est le plus fort. Mais où est l'âme? C'est ici que commencent l'hébétement et la tristesse.

Il y en a d'autres qui cassent tout de suite le joujou à peine mis dans leurs mains, à peine examiné; et quant à ceux-là, j'avoue que j'ignore le sentiment mystérieux qui les fait agir. Sont-ils pris d'une colère superstitieuse contre ces menus objets qui imitent l'humanité, ou bien leur font-ils subir une espèce d'épreuve maçonnique avant de les introduire dans la vie enfantine? -Puzzling question!

(Charles Baudelaire. Morale du jujou. 1853)