sábado, diciembre 31

Humanitas, Felicitas, Libertas

Les cyniques et les moralistes s'accordent pour mettre les voluptés de l'amour parmi les jouissances dites grossières, entre le plaisir de boire et celui de manger, tout en les déclarant d'ailleurs, puisqu'ils assurent qu'on s'en peut passer, moins indispensables que ceux-là. Du moraliste, je m'attends à tout, mais je m'ettone que les cyniques s'y trompe. Mettons que l'uns et les autres aient peur de leurs démons, soit qu'ils s'y abandonnent, et s'efforcent de ravaler leur plaisir pour essayer de lui enlever sa puissance presque terrible, sous laquelle ils succombent, et son étrange mystère, où ils se sentent perdus. Je croirai à cette assimilation de l'amour aux joies purement physiques (à supposer qu'il en existe telles) le jour où j'aurais vu un gourmet sangloter de délices devant son mets favori, comme un amant sur une jeune épaule. De tous nos jeux, c'est le seul qui risque de bouleverser l'âme, le seul aussi où le joueur s'abandonne nécessairement au délire du corps. il n'est pas indispensable que le buveur abdique sa raison, mais l'amant qui garde la sienne n'obéit pas jusqu'au bout à son dieu. L'abstinence ou l'excès n'engagent partout ailleurs que l'homme seul: sauf dans le cas de Diógene,dont les limitations et le caractère de raisonnable pis-aller se marquent d'eux mêmes, toute démarche sensuelle nous place en présence de l'Autre, nous implique dans les exigences et les servitudes du choix. Je n'en connais pas où l'homme se résolve pour des raisons plus simples et plus inéluctables, ou l'objet choisi se pèse plus exactement à son poids brut de délices, ou l'amateur des vérités ait plus de chances de juger la créature nue. A partir d'un dépouillement qui s'égale à celui de la mort, d'une humilité qui passe celle de la défaite et de la prière, je m'émerveille de voir chaque fois se réformer la complexité des refus, des responsabilités, dès apports, les pauvres aveux, les fragiles mensonges, les compromis passionnés entre mes plaisirs et ceux de l'Autre, tant de liens impossibles à rompre et pourtant déliés si vite. Ce jeu mystérieux qui va de l'amour d'un corps à l'amour d'une personne m'a semblé assez beau pour lui consacrer une part de ma vie. Les mots trompent, puisque celui de plaisir couvre des réalités contradictoires, comporte à la fois les notions de tiédeur, de douceur,d'intimité des corps, et celles de violence, d'agonie et de cri. La petite phrase obscène de Poseidonius sur le frottement de deux parcelles de chair, que je t'ai vu copier avec une application d'enfant sage dans tes cahiers d'école, ne définit pas plus le phénomène de l'amour que la corde touchée du doigt ne rends compte du miracle des sons. C'est moins la volupté qu'elle insulte que la chair elle-même, cet instrument de muscles, de sang, et d'épiderme, ce rouge nouage dont l'âme est l'éclair.

Marguerite Yourcenar. Mémoires d'Hadrien. 1951